Caroline Gagné / CARGO
On peut dire que l'art induit de la fabulation à mesure qu'il s'éloigne des schémas invariables de la vie quotidienne. Il s'agit de ces formes d'art qui combinent pour un temps des ingrédients tout aussi hétéroclites qu'un barrissement d'éléphant, une serpillière et de la confiture de coing. On peut aussi dire que l'art enclenche de la fabulation à mesure qu'il introduit dans la réalité immédiate des expériences qualifiées d'inédites, d'inattendues ou de tout à fait improbables. Parmi les exemples infinis qu'on puisse citer, les récits d'Homère, l'Odyssée de Kubrick et les enregistrements de Bill Evans au piano Fender Rhodes peuvent servir d'illustrations...
Il s'agit bien sûr d'un raccourci commode pour affirmer que d'un seul coup, à la voir et à l'entendre, l'installation de Caroline Gagné enclenche tous ces mécanismes patents de la fabulation. Morceau de réel délocalisé, surgissant de l'ombre débarrassée, on pourrait dire, de « l'écume des jours », CARGO évoque mille voyages sur des eaux intérieures comme le font, à chaque fois qu'on les admire, les paysages immobiles d'Eugène Atget... Les aciers arrachés à leur gigantisme, la mer à portée de main qu'on s'y jetterait et le vacarme maîtrisé des machines calées sous le pont... tout cela se prête à une dérive quasi irrésistible, à se croire avec Duras sur le Mékong, appuyés au bastingage du Navire Night !
On peut dire que l'installation de Caroline Gagné agit comme l'effet de la lumière sur une matière argentique, à peu près comme une trace photographique au sens le plus pur du terme : cadrage et découpe méthodiques du réel, effets maîtrisés de vérisimilitude, liaisons de contiguïté absolue avec la chose « enregistrée » sur bandes sonores et vidéo. Comment ne pas y croire à cette image ondulatoire ? Caroline Gagné et Mériol Lehmann ont fait la traversée, rédigé des cahiers de bord, trinqué en compagnie des officiers. Et comment ne pas y retrouver, quelque part sur ce vaisseau, un peu de ce pouvoir de faire jaillir la subjectivité, ce que Roland Barthes évoquait à propos du « punctum » de la photographie ?
Cargo est une image, Cargo est un mouvement. À son point d'entrée, l'installation est vaste comme la mer, large comme un navire de transit océanique. On monte sur le pont, et on rêve en passager solitaire... Là devant, il y a la mer, et un peu plus loin des sonorités maritimes. A son point de sortie, l'installation condense tout son potentiel dans un hublot de pacotille, ouverture minuscule et miroitante par laquelle le rêve pourrait franchir le mur et se réaliser... Cela arrive parfois en quittant le pont de cette oeuvre magistrale, en passager clandestin.
CARGO, une installation présentée dans le cadre du Mois Multi en février 2011 à L'Oeil de Poisson. Photo, courtoisie de L'Oeil ©
Article publié le 12 avril 2011