Josiane Roberge / LA PRIÈRE
On entre dans la petite salle en tirant un rideau de scène qui est noir, qui est lourd. On entre dans la petite salle en compagnie d’un rayon de lumière qui prend les devants, pour éclairer la banquette de bois noir sans garnitures qui est là pour s’asseoir, devant des écrans suspendus côte à côte, mais décalés par des perspectives différentes, opposées. On peut dire qu’un plan d’ensemble est jouxté à un gros plan, que le regard est libre de choisir une vue plutôt que l’autre même si les raisons de le faire demeurent obscures ou confuses.
On imagine que les caméras sont fixement disposées, quelque part au centre du lieu, dans un axe frontal bien réglé, juste à la bonne hauteur pour annuler les effets de plongée, juste à la bonne place pour tracer des frontières, juste à la bonne place pour se faire oublier. Des caméras fixées, immobiles, dédiées à la surveillance du tout près, et du tout loin, assujetties à une sorte de division esthétique du travail, urbi et orbi.
On est libre d’aimer la chose intime qui se produit dans le plan resserré avec les chuchotements de voix, les glapissements de salive, les souffles murmurés. On est libre d’aimer la chose imperceptible qui se trame dans le plan large comme une scène de théâtre qu’on observerait à tâtons de la dernière rangée d’un parterre. Mais voilà que le regard se trouve aspiré par ce qui est proche tout autant que par ce qui est lointain, comme si les vues parallèles se confondaient en une seule pour faire écran, écran de cinéma pour femme attentive et seule.
On entend ces voix assourdies, estompées, mais à peine, qui viennent de l’autre côté du rideau noir. Des voix d’ailleurs qui exaltent les espoirs de la femme qui prie que l’on vienne, vers elle, vers son corps et ses yeux à elle.
Dans le plan large comme un paysage, on voit d’un mètre à l’infini : deux colonnes de bois intégrées à un mur de briques, un parquet cimenté sans poli et bien propre, deux tabourets, une femme qui est assise sur celui de gauche et qui espère que l’on vienne vers elle, s’asseoir près d’elle, sur le tabouret de droite qui est resté vacant, libre. Le lieu est vaste, nimbé par un flux de lumière qui fait les yeux de la femme mobiles et brillants. C’est ce que l’on voit dans le plan rapproché : les yeux mobiles et brillants de la femme qui accueille d’autres yeux mobiles et brillants.
On les verra entrer dans l’image pour rejoindre la femme, la regarder, lui sourire, la prendre au jeu des embrassades : baisers volés, baisers tendres, baisers humides, baisers mouillés, baisers mauves, baisers secrets, baisers d’amour... Avec le temps qui accompagne le long plan séquence réalisé en diptyque, tout cela prendra l’allure d’une offrande, puis d’un rêve d’amour éveillé, puis d’une cérémonie des adieux. De très loin on ne verra pas le frémissement des muscles, ni les soupirs de contentement, ni les rougeurs sur la peau des lèvres tendues. Mais on reconnaîtra d’où qu’on se place, la familiarité des corps qui se trouvent là, l’intimité des histoires communes remémorées en silence, le chagrin anticipé du départ et de la fin.
On aura compris que des expressions de joie immense côtoient des expressions de douleurs à venir dans ce film double-vue construit comme une pierre que l'on jette dans l'eau vive d'un ruisseau... Une installation vidéo simple et sensible que cette prière au grand jour, sans accessoires ni costumes d'apparat, magique et magnifique comme un ready-made fait de matière vivante et de gens qui s’aiment.
LA PRIÈRE, une exposition présentée du 28 mars au 27 avril 2014 dans la petite galerie de L'Œil de Poisson. Photo Œil de Poisson ©
Article publié le 14 avril 2014