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Caroline Gagné / DÉRIVES ET CONTOURNEMENTS






Caroline Gagné m’a confié ses réflexions à propos d’une œuvre sonore en devenir. Une œuvre dont le titre provisoire —La dérive des icebergs— nous livre une expérience de vie sur la côte terre-neuvienne et les prémisses d’une mystérieuse quête. Artiste visuelle et sonore, Caroline se compare à l’astronome qui explore les contours de l’univers sans cesse fuyant. Elle cherche un titre définitif à ce projet qui entremêle des enjeux politiques et environnementaux. Elle évoque comme sources d’inspiration le beau documentaire de Werner Herzog sur la grotte Chauvet, la richesse d’une œuvre de Jocelyne Alloucherie, les temps forts du voyage en mer qu’elle a fait cet été avec ses amis Jean-Pierre et Josiane. Aujourd’hui, elle prépare sa prochaine étape de travail, une résidence de création au Centre Daïmon à Gatineau P.Q. «J’aurai besoin d’enceintes acoustiques, de transducteurs large bande, de câblages dit-elle... et tout ce qu’il me faut pour créer une installation.»

JimiPaulz : Que représente pour toi les aspects techniques du travail artistique, c’est un facteur de stress, d’incertitude ?

Caroline Gagné : Je suis relativement sereine vis-à-vis les aspects techniques ou spécialisés du travail sonore parce qu’il y a des artisans très compétents aux alentours. À vrai dire, ça ne m’intéresse pas de savoir comment un appareil est construit ou comment il fonctionne. Dès que j’en connais les rudiments et que je peux l’utiliser, je suis satisfaite. Il m’est arrivé de créer quelques œuvres issues de la programmation informatique mais j’avoue que je demeure très attachée à la création d’œuvres in situ.

JPz : Je sais que tes racines artistiques proviennent des arts visuels... Dans quelle mesure l’usage des technologies conditionne-t-il tes projets artistiques ?

CG : Je connais des artistes en arts électroniques ou en arts numériques qui ont conçu des programmes informatiques qui sont, pour chacun d’entre-eux, l’expression d’une œuvre artistique en soi, et je trouve ça fascinant. Chez Avatar, on retrouve plusieurs artistes depuis les fondateurs qui œuvrent de cette manière, j’adore, ça me fait sourire de plaisir... Or mes projets ne sont pas conçus de cette manière là. Je suis plutôt intéressée par ce qui se passe dans la tête des gens à l’écoute des sons que j’ai captés. Quand mon amie Ariane est passée me voir quelques minutes hier, je lui ai dit : viens entendre mes sons... J’ai réalisé que c’était la première fois que quelqu’un écoutait le son de mes icebergs. J’étais prête à le faire et là, j’ai compris que mon but était de faire entendre des sons qui donnent à penser que l’on est en présence des icebergs, même si tout ce qu’on entend —les bruits de la mer et plein de sons abstraits— n’a rien à voir avec les icebergs. J’essaie, de cette manière, de travailler par contours, c’est à dire de faire émerger une forme artistique à mesure qu’apparaissent toutes sortes de petites choses autour d’une idée centrale. Je ne fais rien désormais sans penser à ce processus.

JPz : Si je te comprends bien, tu agis comme s’il s’agissait de construire une constellation d’éléments qui va finir par donner une forme artistique ?

CG : J’aime dire que je travaille comme un astronome qui observe le ciel et qui, un jour, annonce avoir découvert une nouvelle planète mais sans jamais l’avoir vu concrètement cette planète-là. La découverte se fait à partir d’indices, soit par l’entremise d’une ombre portée qui est visible sur une planète située à proximité ou soit à partir d’un changement atmosphérique qui est mesurable. C’est ce que j’essaie d’obtenir en termes de résultats : qu’à l’écoute des sons du vent et de la mer, les gens en arrivent à imaginer l’iceberg, à croire qu’il est bien réel, et qu’il est quelque part pas très loin... C’est la méthode qu’utilise le réalisateur Werner Herzog dans un documentaire intitulé La grotte des rêves perdus qu’il a réalisé à propos de la grotte Chauvet découverte en Ardèche dans les années 90. Plutôt que nous montrer immédiatement les dessins qui ornent la grotte depuis plus 30 000 ans, Herzog laisse le soin aux scientifiques de nous convaincre par leurs témoignages de leur beauté et de leur intérêt, ce qui fait qu’à la fin du film, quand il les dévoile enfin ces dessins préhistoriques, on sent une émotion redoublée et on comprend l’immensité de la découverte ! C’est la méthode de création que j’ai adoptée et développée au fil des ans : dessiner des contours, faire apparaître des choses sans braquer le projecteur dessus directement, laisser la forme se construire et émerger graduellement sur la base d’éléments périphériques.

JPz : Cette méthode de contournement, n’est-ce pas ce qui permet au spectateur de passer de l’expérience à la croyance, et de les combiner ensuite ?

CG : C’est vrai que mes œuvres suscitent un acte de foi ! Évidemment que ma propre expérience se combine avec celle du spectateur qui a déjà vu des icebergs sur des photos ou sur internet. Mais à cela s’ajoute aussi, à ce moment précis de l’histoire de l’humanité, cette grande allégorie de la fonte des glaciers et du réchauffement planétaire. Et c’est de cet iceberg-là dont je veux parler aujourd’hui, celui qui alerte l’opinion et qui suscite tant d’intérêt de la part des artistes et des scientifiques. Cela dit, je souhaite aussi que cette installation en devenir rende compte de l’expérience singulière que nous avons partagée à Terre-Neuve, les sonorités de l’iceberg qui dérive, les battements de l’embarcation contre les vagues tout autour, les anecdotes parsemant l’expédition avec Jean-Pierre et Josiane, tout cela agissant comme des imprégnations qui devraient se retrouver dans l’œuvre finale.

JPz : C’est la démarche de l’explorateur qui revient de voyage avec un énorme bagage sur le plan humain... Tes derniers projets intitulés Ligne de flottaison (2008), Écluse (2009), Cargo (2011), Les erres (2012), Fonte de glace (2013) et Contretypes (2014) sont très associés à la matière liquide —l’eau, la glace, les marées. Ça semble constituer un fil conducteur dans ta démarche artistique. Est-ce le cas ?

CG : Je crois que le hasard y est pour quelque chose. Le fil conducteur reste cette idée du travail par contours que j’ai évoquée plus tôt... Il faut savoir que je demeure ancrée dans la tradition de l’in situ. Je tiens à occuper et à m’imprégner des lieux. Même ici, dans le studio d’Essai, les rideaux noirs, un bout de mur blanc, le ronflement de la ventilation, tout ça pourrait se voir réinjecté dans l’installation qui porte, à première vue, sur la dérive des icebergs ! Tout ça montre à quel point je suis dans un état de grande perméabilité durant le processus de création, surtout en résidence. C’est d’ailleurs l’une des grandes vertus de la résidence : se donner du temps pour déblayer parmi tout le matériel accumulé, faire des choix, travailler par soustraction, enlever des choses, voir ce qui reste... Il s’agit là d’un aspect récurrent de mon processus de création qui consiste à enlever des choses, à enlever de la matière sonore encore et encore, de telle sorte que le résultat artistique repose finalement sur la somme de matériel que j’ai élaguée.

JPz : Et ce voyage réalisé en juin 2014 à St. Lunaire-Griquet, Terre-Neuve, lointain pays des icebergs, il était aussi le fruit du hasard ?

CG : L’idée de départ de cette aventure vient d’un projet photographique grandiose réalisé par Jocelyne Alloucherie dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie. Des images d’icebergs étaient regroupées dans une exposition qu’elle a intitulée Sirènes. C’est à l’entendre décrire dans un reportage vidéo l’importance du son des icebergs durant ses prises de vues photos que j’ai été fascinée. Wow ! J’ai senti que ça l’avait marqué ! C’est à partir de ce moment que l’idée de capter le son des icebergs s’est imposée pour moi, de telle sorte que les racines de mon projet se sont mélangées avec celles de Jocelyne Alloucherie. J’aimerais bien que l’œuvre que je suis en train de réaliser soit tout aussi inspirante.

JPz : Mais qu’en est-il des étapes à venir de ce projet ?

CG : Il me faudra bien trouver un titre définitif pour cette installation à venir... Avec le recul, je constate que l’idée de la dérive représente très bien le résultat de l’expédition qu’on a réalisée à Terre-Neuve, un voyage parsemé d’évènements inattendus : des journées sous d’épais brouillards, la mer figée dans le frasil, les soirées joyeuses passées à l’auberge, émaillées de chansons maritimes et d’histoires de touristes qui ont croisé la route des icebergs ! Tout ça pour dire qu’on a un peu dérivé nous-mêmes en compagnie des glaciers et de tous ceux qui sont venus à leur rencontre. Maintenant que j’ai franchi un cap dans la réalisation du projet, l’idée de «dérive» ne convient plus. Il me faut trouver autre chose.

JPz : Mais Caroline, n’est-ce pas un voyage qui a les allures d’une odyssée à une échelle réduite, un périple qui se poursuit ici, maintenant, et d’où pourrait surgir un intitulé aux «contours» tout aussi inattendus ?

CG : Peut-être... Je poursuis mes recherches sur l’avenir des pôles, la multiplication des icebergs et je suis fascinée par tout ce qu’on leur attribut d’humain à ces grandes masses de glace. J’ai vu sur internet des vidéos qui ont pour titre La naissance des icebergs, Écoutez le son des icebergs qui meurent, comme s’il s’agissait d’une matière vivante, organique. On finit par croire qu’il se passe quelque chose dans le ventre ou dans la tête des icebergs... comme s’il s’agissait de personnages réels. C’est drôle et inquiétant à la fois.

JPz : Comme si les icebergs constituaient une espèce en voie de disparition... Tu crois que ton projet acquiert de cette manière une dimension politique ?

CG : À coup sûr. Il y a beaucoup de bruits autour des icebergs. Un bruit de mécontentement et de revendication environnementale qui s’élève sur le plan international et ça m’inspire, cette attention artistique, médiatique et politique autour de l’effritement des pôles. Les icebergs font du bruit et ça, ça me plaît comme piste de réflexion artistique.                                                                            

CAROLINE GAGNÉ / Dérives et contournements, une interview réalisée par JimiPaulz au studio d’Essai de Méduse le jeudi 19 mars 2015. Photo: Caroline Gagné. Tous droits réservés. 2015 ©

L'artiste Caroline Gagné s’intéresse aux lieux qu’elle explore en tant que porteurs de contenu sous-jacent. Diplomée en arts visuels de l’Université Laval (Québec), elle témoigne par son travail d’un engagement artistique profond. Le dessin, l'art réseau, l'installation et l'art sonore fondent son parcours multiforme.


Article publié le 30 mars 2015

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